La polarisation est une nouvelle donne qui reconfigure l’ensemble du champ social, au-delà du seul terrain politique. Et elle concerne de plus en plus les entreprises, sommées de choisir leur camp, analysent Patrick Ropert et Mouna Sepehri.
Parce qu’elle excède la théâtralité de convention, la violence des débats parlementaires sur la réforme des retraites à la fois choque et surprend. Sans nier l’importance des enjeux, l’outrance semble s’être imposée comme régime discursif par défaut, annihilant toute possibilité de délibération réelle, a fortiori de compromis entre les forces en présence. D’aucuns y voient la marque d’un camp ; nous y voyons plutôt la marque de notre temps.
Car ce que l’on découvre dans l’hémicycle, entre les cris et les injures, c’est d’abord l’aboutissement du mouvement de polarisation à l’oeuvre dans nos sociétés.
Finement étudiée par le journaliste Ezra Klein dans son ouvrage Why We’re Polarized (2020), la polarisation est un phénomène politique et social total de redéfinition des ressorts de l’engagement autour des identités plutôt que des intérêts. Pour le dire bref, en régime polarisé, les partis ne rassemblent plus que ceux qui se ressemblent.
Politique marketing
Il n’y a donc rien à négocier. L’orgueil prime sur l’ouverture ; le défi, sur l’intelligence ; la conscience, sur la confiance. Ce faisant, c’est la représentation même qui change de sens. A une représentation transactionnelle, fondée sur la délégation consentie d’un pouvoir à un tiers, succède une représentation performancielle, où le représentant a pour charge – et unique charge- de donner corps à une identité, de la porter en acte dans le débat public.
Dès lors, le mandat impératif est la règle. Parce que les élus tirent la loyauté dont ils bénéficient de leur stricte adhérence à l’identité qu’ils sont censés porter, ils ont, pour ainsi dire, un devoir d’outrance.
Politique marketing, où la capacité de saturation expressive prime sur toute autre considération. Politique conflictuelle, où les pôles partisans sont d’autant plus puissants qu’ils savent désigner leurs ennemis.
Les entreprises, à l’ère de la polarisation
La polarisation est une nouvelle donne qui reconfigure l’ensemble du champ social, au-delà du seul terrain politique. Et elle concerne de plus en plus les entreprises, sommées de choisir leur camp.
On le voit outre-Atlantique où Mars défend ses M & M’s -non sans dextérité- contre les récupérations dont ils font l’objet. On le voit à l’échelle mondiale avec le développement spectaculaire des polémiques autour de l’ESG, les gestionnaires d’actifs se retrouvant accusés tout à tour de trahir leurs mandants et de détruire la planète. Où et comment diriger dans ces conditions ? C’est la question qui se pose aujourd’hui à tous les dirigeants.
Depuis quelques années, la réponse paraît connue. Il faut, dit-on, aligner les intérêts des parties prenantes. Mais cela a-t-il encore un sens à l’ère de la polarisation, où le partage d’une identité est le principal vecteur de l’engagement ? Nous ne le pensons pas et c’est ce qui explique à nos yeux les difficultés actuelles des grandes marques, par nature transidentitaires.
Réinventer le partage de la valeur
En vérité, le capitalisme de parties prenantes est mort-né. Ce qui émerge aujourd’hui, c’est un capitalisme de communautés, où s’agrègent autour des entreprises, tous ceux, alliés subjectifs et objectifs -actionnaires, autorités, clients, salariés, journalistes, anonymes-, qui s’y retrouvent et en espèrent le succès.
Cela impose une nouvelle perspective aux dirigeants : celle de consolider et d’animer la communauté d’engagement autour de leur entreprise. Concrètement, cela veut dire d’abord savoir qui l’on est et assumer des partis pris dans la clarté et la cohérence.
Et pour maîtriser ces effets de polarisation, cela suppose aussi essentiellement deux choses : recréer des intérêts communs en réinventant un partage de la valeur en une nouvelle gouvernance où chacun porte un rôle dans la communauté ; et, en même temps, s’engager sur le terrain, dans la proximité des gens parce que la simplicité du quotidien est rassembleuse et permet de répondre à l’enjeu universel, plus vivace que jamais, de la reconnaissance. Un nouvel art de diriger, en somme.